Par Marien Balastre

J’ai commencé à me plonger dans Balzac après avoir passé l’agrégation. Il fallait en effet du temps et j’avais besoin d’approfondir un domaine. Balzac était le domaine idéal car il y a de quoi faire… et ma lecture au lycée de La Peau de Chagrin m’avait marquée, quoi que je n’y compris pas grand chose à 15 ans. Balzac est un de ces auteurs qu’on peut relire et qu’on comprend de diverses manières étant donné les degrés de profondeur de ses récits, à multiples strates de lecture.

Je suis donc revenu à Balzac et je me suis posé le défi de lire toute La Comédie humaine. Je ne la terminai qu’en rédigeant ma thèse par la suite. En me plongeant dans Balzac, mon sujet de thèse a surgi de lui-même. Bien sûr, ma quête personnelle a emprunté à mes prédispositions pour la contemplation des archai, comme on dit en philosophie antique, ou chez les mystiques chrétiens, et que Balzac appelle notamment la « sphère des causes », voire la « sphère des principes ». Un ouvrage m’a particulièrement marqué, bien que je ne pusse en l’état reprendre précisément ses pistes, celui d’Henri Gauthier, L’image de l’homme intérieur. C’est un ouvrage absolument incroyable, un ovni.

Divers intérêts se combinaient pour moi en Balzac : la mystique, la philosophie, la psychologie, l’analyse sociale, le réalisme. En Balzac s’abolit la séparation esprit/corps, puisque tout y prend corps, même l’ange androgyne Séraphita (il fallait tout de même l’oser… même si l’esprit romantique soufflant à l’époque aida Honoré!).

Ce qui est caractéristique de Balzac est qu’il assume la double postulation de l’esprit transcendant et du corps matériel autant que social. Il n’annule aucun des deux, et ne tombe pas non plus dans le manichéisme (combat éternel des deux) ni le dualisme (coexistence parallèle des deux). Il affronte le Mystère, l’explique, l’illustre.

Pour parler franchement, je pense que Balzac incarne de manière parfaite, ou suprême, la synthèse du génie français. Personnellement, j’estime que la littérature française pourrait quasiment, à l’extrême, se passer de Victor Hugo, de Diderot, de Julien Gracq, de Colette, de Yourcenar… mais pas de Balzac (ni de Rabelais, ni de Molière, bien sûr).

Je voudrais rendre mes hommages à nouveau aussi à une grande dame, Arlette Michel, qui a su saisir une des clefs centrales pour aborder le secret du Mystère autour duquel tourne Balzac, à savoir la question de l’énergie.

Cette question permet de relier les personnages les plus « matérialistes » avec les plus « spiritualistes », et d’entrevoir la profonde union de toute La Comédie humaine qui est une mise en scène, un reflet de la « Divine comédie » céleste, autrement dit la création et la manifestation des Principes. C’est cette énergie, très peu contrôlable, qui meut la Comédie humaine en un immense mécanisme subtil, c’est elle qui traverse tous les personnages, les relie ou les met en tension les uns avec les autres. C’est elle qui les attire vers le terrestre comme vers le céleste, car elle s’étend d’un côté à l’autre. Mais La Comédie humaine est par essence inachevée : elle ne s’achève que par la lecture et la méditation des œuvres balzaciennes.

C’est au lecteur de finir la Comédie en jouant (misant, risquant) son interprétation, si ce n’est sa propre existence. Quoi de plus existentialiste, avant Camus et Sartre, que La Peau de Chagrin ? Dans ma thèse, je pars du concept d’Absolu, qui n’est pas encore stabilisé au sens abstrait d’aujourd’hui à l’époque de Balzac, mais qui commence à apparaître.

L’Absolu inclut le relatif, il comporte sa propre transcendance. Il est, au fond, ce « je me traverse ». Balzac n’impose pas des idées éthérées, il travaille à les incarner dans des personnages qui pourraient vivre à nos côtés, qui vivaient à côté des lecteurs du XIXe siècle, du moins. Il y a cette profonde mystique qui est à l’oeuvre dans l’énergie des personnages. D’où l’importance topique des descriptions balzaciennes : elles donnent le terreau, si essentiel, d’où émerge et par lequel s’incarne l’idée de l’Homme.

Balzac a sacrifié sa vie à son œuvre. Mais ce sacrifice est celui que vivent ces personnages pour exprimer jusqu’au bout le fond de leur énergie mystique dans le tissu du Réel. Balzac, contrairement aux autres écrivains, n’échafaude pas l’oeuvre comme un artefact mental ou esthétique, il hérite d’un Réel assumé dans son donné primaire comme dans sa transcendance vivante. Il ne séduit pas le lecteur, ni par du « romantisme » vulgaire, ni par de l’analyse cynique, ni par de l’historiette anecdotique.

Marien Balastre

Marien Balastre est agrégé et docteur en Lettres Modernes, actuellement professeur de lettres pour le CNED. Après avoir étudié la littérature médiévale arthurienne ainsi que le Don Quichotte de Cervantès autour du motif de l’enchantement, il se plonge dans le monde de Balzac. Depuis sa thèse (2013), il poursuit ses recherches en remontant aux origines grecques, platoniciennes, bibliques, chrétiennes, gnostiques et patristiques de la mystique, et de ce qu’on appelle « ésotérisme » depuis le XIXe siècle. Il étudie notamment les manuscrits et corpus originaux, grecs ainsi que coptes, de cette tradition.